Le dirigeant doit-il donner du sens à ses collaborateurs?
Il n’est pas un échange que j’aie avec un dirigeant d’entreprise qui ne porte pas rapidement sur les ruptures en cours dans le monde et sur la difficulté d’y répondre.
Que ces ruptures soient technologiques ou sociétales, il est certain qu’un nouveau monde émerge mais il est difficile d’en tracer les contours. L’incertitude du monde génère une angoisse car on ne sait plus vraiment où on va. Dans le même temps, nombre de ces chefs d’entreprise constatent un désengagement de leurs salariés. Année après année les rapports d’engagement sont déposés sur leur table avec leurs résultats alarmants mais rien ne change. De plus en plus, la solution proposée est la suivante: il faut donner du sens aux collaborateurs! C’est devenu aujourd’hui, dans l’esprit de nombreux experts, la mission première du dirigeant. Je trouve pourtant cette idée très étonnante. Perte de sens Il ne fait pas de doute qu’un environnement aussi changeant et incertain entraîne une perte de sens. On ne sait plus le lire, l’interpréter, le comprendre. Nos modèles ne fonctionnent plus. On est régulièrement surpris par des événements inattendus, par ces choses que l’on pensait impossibles et qui deviennent courantes. Aucune certitude ne semble plus possible et il en naît un sentiment de fragilité. Et pourtant très peu de gens avec qui j’échange – managers, employés d’organisations privées ou publiques – me disent souhaiter qu’on donne un sens à leur travail. Ils souhaitent d’abord et avant tout que l'action menée par le dirigeant de leur entreprise cesse d’être insensée, qu’elle cesse de détruire du sens et faire perdre leur sens aux choses, par exemple en travestissant les mots: qualifier d’agile le fait de ne pas avoir de moyens, changer de dogme managérial tous les cinq ans, etc. Ce que les gens veulent le plus souvent c’est prendre plaisir à leur travail par la nature-même de celui-ci et des gens avec lesquels ils l’accomplissent. Recréer du sens Le dirigeant doit-il donner du sens à ses collaborateurs? Cela ne signifie naturellement pas qu’il n’y ait pas un besoin de sens. Donner du sens à son environnement est une caractéristique humaine. L’homme ne peut exister sans créer un modèle mental de son environnement pour expliquer celui-ci est y survivre et s’y développer. C’est vrai depuis les peintures de la grotte de Chauvet il y a 32.000 ans. Pendant longtemps ce sens nous a été donné par d’autres. Par la religion bien-sûr qui nous fournissait une lecture de notre vie. Le sens de la vie c’était la préparation au salut éternel gagné par nos actions. C’était relativement simple, du moins en théorie. Le sens pouvait également nous être donné par la tradition: je fais comme cela parce que mes ancêtres faisaient comme cela et je les honore en continuant. Il pouvait être donné par le système politique: les trois états de l’ancien régime, notamment. Plus récemment le sens a été donné par le dirigeant, les grandes organisations, moteurs de progrès économique et social, ou par l’espoir d’une révolution nécessaire au regard de l’histoire. D’où qu’il vint, le sens nous était extérieur. Cette idée que le sens nous était donné par d’autres et qu’il fallait y voir là un problème de civilisation traverse l’œuvre de Nietzsche. Il écrit ainsi: « Dans la mesure où tout ce qui est grand et fort a été conçu par l’homme comme surhumain, comme étranger, l’homme s’est rapetissé – il a dissocié ces deux faces, l’une très pitoyable et faible, l’autre très forte et étonnante, en deux sphères distinctes; il a appelé la première ‘homme’, la seconde ‘Dieu’. » Et il ajoute: « les hommes voulurent fuir eux-mêmes dans l’au-delà au lieu de travailler à la construction de cet avenir. » Mais c’est terminé. On sait aujourd’hui qu’il n’y a plus d’idéaux, et que l’histoire n’a plus de sens. « Dieu est mort » résume Nietzsche dans une expression fameuse. Il conclut: Les individus doivent chercher en eux-mêmes pour redécouvrir la noblesse de la moralité et le sens de la vie. Ainsi naît ce que Nietzsche appelle le surhomme, ou plus exactement sur-humain. Cette notion a été comprise par certains comme l’appel à une race supérieure mais dans l’esprit de Nietzsche le sur-humain est simplement celui qui trouve en lui-même, et non à l’extérieur, sa propre finalité. Il n’est plus l’esclave à qui on donne du sens comme la poule à qui on donne du grain. Bien-sûr les tenants de l’ancien monde qui regardent le nouveau et ses pertes de sens ne cessent de le répéter: “Il faut donner du sens!” Dans un fil de discussion sur Internet, une coach écrivait ainsi: “sans des leaders responsables et porteurs de sens, la tâche s’annonce délicate”. L’idée du dirigeant qui a pour mission de donner du sens est un produit du paradigme de l’ancien monde, et elle perpétue les problèmes qu’elle prétend résoudre. Ainsi donc le désengagement vis à vis du travail n’est que la traduction d’une évolution humaine profonde: mieux éduqués, plus autonomes, désormais capable de donner eux-mêmes un sens à leur environnement et à leur vie, les salariés se trouvent prisonniers d’organisations qui, elles, sont restées au stade précédent, incapable de leur offrir un environnement qui permette cette construction de sens. Leur donner un sens, on le voit, est la pire des solutions et l’on ne s’étonne pas que tous les efforts faits actuellement échouent les uns après les autres. Peut-être que l’entreprise gagnante du XXIe siècle sera celle qui créera cet environnement propice à la construction de sens et qui cessera de prendre ses collaborateurs pour des poules. Sur le sens, lire l’excellent billet de Béatrice Rousset: Le sens de la vie au travail. Sur la construction d’un double idéal, voir mon article sur le philosophe Clément Rosset: Vive l’idiotie! Principe de vie à l’usage des entrepreneurs et des managers. Le contributeur: Le dirigeant doit-il donner du sens à ses collaborateurs? Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à emlyon business school et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.