Grandes marques et stratégies, par Lionel Sitz
Les grandes marques semblent éternelles. Les relations qu’entretiennent leurs clients avec elles sont profondes et émotionnelles. Pourtant, les exemples de marques puissantes ayant disparu brusquement sont nombreux. Elles laissent parfois des traces dans les mémoires et la culture populaire : Sironimo, PanAm, Dubonnet, Banga, Arthur & Anderson… Plus longue est la liste des marques dont le souvenir s’est évanoui et qui n’évoquent plus aucune association particulière. Ces marques éteintes ne sont plus des « marques » du point de vue des consommateurs, c’est-à-dire qu’elles n’ont plus ni notoriété ni image et ne créent donc plus de valeur ajoutée.
De même, des marques leaders dans un pays ou une région du monde peuvent être totalement inconnues ailleurs et de ce fait n’engendrer aucune association particulière dans l’esprit des consommateurs. Ainsi parler de « Dasani » en Europe n’évoquera rien ou presque alors que cette marque est très implantée aux Etats-Unis. « Falabella » désigne en France une race de chevaux nains plutôt que l’enseigne de distribution leader en Amérique Latine. « Henniez » laisse les consommateurs français perplexes alors que c’est la marque d’eau en bouteille leader en Suisse. DÉCROCHAGE Ces quelques exemples montrent que les marques ne sont pas à l’abri de problèmes stratégiques. Pour perdurer, toute marque, même puissante et bien établie, est tenue de suivre les évolutions des marchés et des modes de vie. La stratégie est un sujet central pour la pérennité des grandes marques. C’est pourquoi il est important de vérifier régulièrement l’adéquation de son offre aux transformations des modes de vie des individus. Ces transformations, souvent anodines et peu notables, impactent fortement l’efficacité commerciale des marques. L’adoption et l’utilisation massive des smartphones et tablettes a entraîné le décrochage de la marque Intel, spécialisée dans les microprocesseurs pour ordinateurs et n’ayant pas anticipé le développement du marché mobile. La difficulté réside dans le fait qu’une fois le décrochage visible, il est souvent trop tard pour réagir. La longue débâcle de Yahoo! est à ce titre exemplaire. La marque a longtemps été le leader des moteurs de recherche sur internet avant que n’apparaisse Google, plus épuré et mieux adapté aux modes de navigation des internautes. De même Kodak, pourtant inventeur de la photographie numérique, n’a pas anticipé l’explosion de cette dernière et a subi un profond revers. Si ces marques avaient été capables de remettre en question leur stratégie et de comprendre l’évolution des modes de vie, elles auraient pu réagir et s’adapter. C’est ce qu’ont su faire certaines marques iconiques. Lego, en difficulté au milieu des années 2000, est parvenu a redevenir l’un des leaders du marché en se refocalisant sur ses briques et en les associant à des univers en résonance avec les enfants (Star Wars, etc.). De même Apple, au bord de la faillite à la fin des années 1990, a pu devenir la première marque au monde en lançant une série de nouveaux produits et services qui se sont directement inscrits dans le quotidien des individus. Dans ces deux cas, les marques sont parvenues à anticiper les transformations des attentes des individus et à intéresser de nouveaux clients. VALEUR ET VALEURS Adapter sa stratégie ne signifie pas se conformer à tout prix aux attentes déclarées des consommateurs. Il s’agit de légitimer son offre, sa valeur et ses valeurs. En d’autres termes, il est nécessaire de différencier son offre et de la rendre cohérente par rapport aux évolutions des modes de vie des individus. Netflix est un exemple intéressant d’adaptation réussie. Utilisant l’image de sa marque, l’entreprise a su transformer entièrement son business model. Créé en 1997, Netflix louait des DVD par correspondance moyennant un abonnement mensuel. Tenant compte de l’évolution des modes de vie, la marque est l’une des premières à proposer la VOD mais surtout à devenir producteur de ses propres séries (House of Cards, Orange is the New Black…) afin d’attirer une nouvelle clientèle d’abonnés. Cependant, l’adéquation de la stratégieaux modes de vie n’est pas suffisante. Il convient de créer une harmonie entre la stratégie et l’image de la marque. Une bonne stratégie menée par une marque inconnue et/ou non désirable est vouée à l’échec de la même façon qu’une grande marque suivant une stratégie inadaptée ne peut survivre longtemps. Le succès d’Airbnb provient d’une alchimie entre l’image de la marque et la stratégie adaptée. La marque est capable de proposer une offre pertinente par rapport aux modes de vie contemporains. La marque ne doit (plus) être perçue comme un « simple » levier marketing mais comme la traduction, pour les consommateurs, de la stratégie de l’entreprise. Une grande marque se doit d’incarner, de tangibiliser la promesse-client de l’entreprise. A ce titre, elle cristallise les actions de tous les collaborateurs de l’entreprise et ne peut être considérée comme la seule responsabilité du service marketing. Il est donc primordial de faire partager les valeurs de la marque, son univers, sa promesse à tous les collaborateurs afin qu’ils prennent conscience de leur rôle dans la délivrance de la promesse-client. Lionel Sitz, professeur associé au sein de l'UPR Marchés & Innovation, intervient notamment pour l'Executive MBA. Ses enseignements concernent principalement le branding, le comportement du consommateur, la sociologie et l’anthropologie de la consommation. Ses recherches s’intéressent, entre autres choses, aux marques et à leur statut dans notre culture, aux modes de vie dans une société connectée, à la passion des consommateurs et aux relations entre ethnicité et consommation, etc. Elles concernent principalement les mouvements sociaux de consommateurs, la construction d’identités collectives, la sociologie, l'anthropologie et la vidéographie.