La transformation digitale est un concept à mi-chemin entre management et technologie. Malheureusement, l'expression est souvent peu définie et mal comprise par les managers et dirigeants d'entreprise. Dans son dernier livre publié le 7 septembre, Accueillir la transformation digitale, Romain Willmann, responsable pédagogique du certificat « Transformation digitale », issu du diplôme Programme Général de Management Online d'emlyon business school, a cherché à expliquer simplement le fonctionnement et l'impact des technologies émergentes sur les entreprises mais aussi sur les individus, les Etats et l'environnement. Quelques extraits.

La transformation digitale est un processus complexe à mettre en œuvre

En avril 2018, la société d'analyse Forrester a produit un rapport plutôt sceptique sur la manière dont les entreprises s'adaptent aux nouvelles technologies. De manière assez surprenante, 21 % des entreprises considèrent que leur transformation digitale est achevée et seulement 15 % envisagent de se transformer. Ce point de vue n'est pas majoritaire mais montre bien que la notion est complexe à définir et peut être perçue de manière très différente, comme une nécessité ou une possibilité, une transformation progressive ou radicale, un processus fini dans le temps ou au contraire une activité continue.

La transformation digitale passe avant tout par un changement de la culture d'une organisation. Elle nécessite en effet de faire évoluer la manière dont elle fonctionne. Généralement, ce changement va à l’encontre de l’existant et n’est pas sans déclencher des tensions. Là, il existe des différences fondamentales entre les jeunes entreprises et les organisations plus matures. Ces premières disposent souvent d’un avantage technologique car elles n’ont pas à gérer le poids de l’existant et peuvent choisir de se construire en utilisant les dernières technologies disponibles.

Intelligence Artificielle, travail humain

Ce sont donc très souvent des humains qui prennent la place des machines et qui effectuent leurs tâches le temps que les programmes deviennent suffisamment fiables pour fonctionner seuls. Jeff Bezos, le fondateur d'Amazon, appelle cette pratique de l'artificial artificial intelligence ou fausse Intelligence Artificielle.

Un vaste marché s'est donc organisé pour fournir la main-d'œuvre dont les entreprises de l'IA ont besoin. Aux États-Unis, c’est par exemple Cognizant qui fournit des modérateurs de contenus à Facebook. Ces employés doivent toute la journée regarder des images ou vidéos pour déterminer si elles sont appropriées pour le réseau social. Une part non-négligeable du contenu se compose de photos intimes, d’images violentes ou de vidéos explicites. Le coût psychologique d’un tel poste est énorme, pour un salaire de l’ordre de 15 dollars par heure. Amazon a adopté un autre modèle : les tâches sont divisées en petits lots, qui sont traités par des travailleurs indépendants sur Mechanical Turk. Des travailleurs indépendants sont ainsi payés quelques centimes pour taper des plaques d’immatriculation, identifier des images de chaussures ou retranscrire trente secondes d’audio. Google externalise une partie de ce travail sur ses utilisateurs, en leur faisant faire des tâches similaires, notamment lors des captchas qui ont permis de numériser des millions de livres. Le sociologue Antonio Casilli parle de « travail du clic » pour désigner cette tendance mais les termes « microtravail », « travail au clic » ou « microtasking » sont également courants.

Cette tendance n’est pas nouvelle : en 2003, l’entreprise SpinVox prétendait avoir mis au point une IA capable de transcrire automatiquement un discours en texte. La start-up proposait sa solution en B2B, notamment à des opérateurs téléphoniques qui s’en servaient pour convertir les appels sur messagerie en SMS. À l’époque, SpinVox promettait de convertir automatiquement près de 92 % des conversations. Pourtant, en 2009, des clients d’une compagnie téléphonique ont reçu un le message suivant : « nous sommes des employés de SpinVox. Nous transcrivons vos messages au Pakistan. SpinVox a cessé de nous payer, nous cessons de traiter vos messages ». Une enquête rapide a montré que la solution de SpinVox n’était capable de traiter que 2 % des messages. Pour le reste, l’entreprise avait mis en place un vaste réseau de sous-traitance dans des pays émergents pour taper manuellement les messages. Les investisseurs et clients de SpinVox n’étaient bien souvent pas au courant de ces pratiques. L’entreprise a depuis été rachetée discrètement par un concurrent.

Quel rôle pour les Etats dans la transformation ?

Les États ont globalement opté pour une logique commune en matière d'innovations : établir des partenariats entre secteur public et privé. Le modèle de référence est sans conteste la Defense Advanced Research Projects Agency ou DARPA. Créée en 1958 pour aider les États-Unis à rattraper leur retard dans la course à l'espace, cette agence de recherche a un mode de fonctionnement original. Elle dispose d'un budget annuel d'environ 3 milliards de dollars pour mener à bien des projets de recherche, dont les objectifs sont extrêmement concrets et souvent ouverts à tous, récompense à l'appui.

Chaque année, la DARPA constitue donc un portefeuille de problèmes à résoudre, qui couvre des domaines très variés, allant de l'informatique à la science des matériaux. Ensuite, elle travaille en étroite collaboration avec les universités américaines, pour par exemple former leurs équipes ou créer des chaires autour des thématiques qui intéressent l'agence. Enfin, elle cherche à constituer un écosystème favorable à l'innovation, en se rapprochant par exemple des fonds d'investissement et des acteurs industriels.

Et s'ils ne souhaitent pas intervenir, ce sont d'autres agences gouvernementales qui le feront. La CIA a ainsi lancé son propre fond de capital-risque en 1999, In-Q-Tel. Son champ d’intervention est très large puisqu’il a financé Facebook, Google, Palantir Technologies mais aussi l’équipe à l’origine de Google Earth et même Gemalto, un fabricant français de cartes à puce.

Loi de Moore et écologie

Parallèlement à cette évolution de la puissance des équipements, l'efficience énergétique des composants électroniques tend à croître de manière exponentielle. Cette tendance a été documentée pour la première fois par Jonathan Koomey en 2014. Ce phénomène s'explique principalement par la miniaturisation des processeurs, qui est la partie la plus énergivore des systèmes : ils contiennent de plus en plus de transistors mais le courant entrant reste le même. À puissance égale, la consommation des processeurs tend donc à décroître exponentiellement au fil du temps. Néanmoins, tous les composants ne suivent pas cette tendance et il peut y avoir des diversités significatives. Les batteries, composants chimiques, n'ont ainsi jamais connu de loi de Moore et leur capacité augmente peu au fil du temps.

Certains composants deviennent également de plus en plus gourmands au fil du temps, comme les modules de communication sans fil qui consomment généralement plus avec les mises à jour de protocole : la 5G consommerait ainsi trois fois plus d'énergie que la 4G, pour un débit théoriquement dix fois plus rapide. Enfin, l'amélioration des performances énergétiques d'un composant ne signifie pas toujours que moins d’énergie sera consommée. L’inverse avait d’ailleurs été constaté par l’économiste néoclassique Jevons au XIXe siècle. Prenant l’exemple du charbon, il constate que plus une énergie est maîtrisée, plus sa consommation augmente car son coût est plus faible, ce qui rend sa disponibilité plus grande.

Quand il est urgent de ne rien faire : l'industrie du tabac face à la cigarette électronique

Les fabricants de tabac l'avaient vu venir depuis les années soixante et ont attendu que cette innovation devienne mature. Après une période de flottement, ils s'en sont emparés avec succès à partir de 2010. En 2020, l'industrie du tabac contrôle environ 80 % du marché américain de la cigarette électronique (appareil et liquide), notamment par le biais d'investissements directs ou de prises de participations dans les acteurs innovants apparus récemment.

L’attentisme des grands acteurs semble donc délibéré : ils ont attendu de voir si le marché de la cigarette électronique était suffisamment mature. Cette technique a présenté un coût parfois élevé : le rachat des entreprises innovantes s’est parfois fait à prix d’or. L’impact de la cigarette électronique est donc plutôt limité : les acteurs traditionnels ne sont pas directement menacés et s’accommodent de la concurrence en proposant leur propre cigarette électronique ou en en faisant l’acquisition.

Depuis février 2016, Romain Willmann, diplômé et professeur vacataire à emlyon business school, intervient sur les sujets liés aux nouvelles technologies et leurs impacts sur les organisations. Romain a créé 4 MOOCs et dispense le certificat Être acteur de la transformation digitale.